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2 Septembre – UN TROU DANS LE CIEL

 

 

Poulet frit, purée dans son jus de viande, haricots verts et pain maison. Tout cela m’attendait, froid, figé et en colère sur la cuisinière où Amma avait posé mon repas. D’ordinaire, elle le gardait au chaud, le temps que je rentre de l’entraînement. Pas aujourd’hui. J’étais dans de sales draps. Furibonde, Amma était assise à la table et mangeait des bonbons à la cannelle tout en remplissant rageusement les mots croisés du New York Times. Mon père s’était abonné en secret à l’édition du dimanche, parce que les grilles du Stars and Stripes contenaient trop de fautes d’orthographe, et que celles du Reader’s Digest étaient trop petites. J’ignore comment il était parvenu à passer par-dessus Carlton Eaton, qui n’aurait pas manqué, eût-il été au courant, d’alerter toute la ville sur notre prétention à nous croire meilleurs que les autres et à snober le Stars and Stripes. Mais mon père était prêt à tout pour faire plaisir à Amma.

Elle a poussé ma pitance dans ma direction, me regardant sans me regarder. Je me suis mis à engouffrer patates et poulet froids. Amma détestait qu’on ne finisse pas son assiette. Je me suis tenu à distance de son crayon à papier n°2 spécialement réservé aux mots croisés, à la mine taillée si pointue qu’elle pouvait vous piquer jusqu’au sang. Ce jour-là, c’était une éventualité dont il valait mieux se méfier.

La pluie battait son rythme régulier sur le toit. Il n’y avait pas un autre bruit dans la pièce. Amma a tapoté avec son crayon sur la table.

— Neuf lettres, a-t-elle lâché. Correction ou sanction condamnant une mauvaise action.

Elle m’a jeté un nouveau coup d’œil. Sans un mot, j’ai avalé une bouchée, conscient de ce qui allait suivre. Neuf lettres horizontales.

— C.H.Â.T.I.M.E.N.T. Autrement dit, punition. Autrement dit, si tu n’es pas capable d’arriver à l’heure au lycée, tu seras confiné dans cette maison.

Je me suis demandé qui avait appelé pour me dénoncer. Ou plutôt, qui n’avait pas appelé. Elle a affûté sa mine qui n’en avait pas besoin à l’aide de son vieux taille-crayon automatique grinçant fixé sur le comptoir de la cuisine. Elle continuait de m’ignorer ostensiblement, une attitude pire que celle consistant à me toiser sans aménité. M’approchant d’elle, j’ai passé mon bras autour de ses épaules et je l’ai serrée contre moi.

— S’il te plaît, Amma, ne sois pas fâchée. Il pleuvait des cordes, ce matin. Tu n’aurais pas voulu que nous roulions comme des fous sous ce mauvais temps, n’est-ce pas ?

Elle a sourcillé, mais son expression s’est adoucie.

— Eh bien, a-t-elle ronchonné, il semble qu’il pleuvra jusqu’à ce que tu te décides à couper cette tignasse. Alors débrouille-toi pour être au lycée avant la première sonnerie.

— Oui, madame, ai-je répondu avant de retourner à ma purée froide. Tu ne croiras jamais ce qui s’est passé, aujourd’hui. Il y a une nouvelle.

Je ne sais pas pourquoi j’ai soulevé le sujet. Ça devait encore me trotter dans la tête.

— Parce que tu crois que je ne suis pas déjà au courant pour Lena Duchannes ?

Je me suis étranglé avec mon pain. Lena Duchannes. Prononcé à l’américaine, le « ch » devenant « k », et avec l’accent du Sud, si bien que le nom rimait avec « chaîne ». Aux intonations traînantes d’Amma, on avait l’impression qu’il avait trois syllabes. Du-kay-yane.

— Elle s’appelle Lena ?

Amma a posé un verre de lait chocolaté devant moi.

— Oui, et ce ne sont pas tes affaires. Ne te mêle pas de ce que tu ne comprends pas, Ethan Wate.

Amma passait son temps à parler par énigmes, sans fournir d’explications. Je n’avais pas mis les pieds chez elle, à Wader’s Creek, depuis que j’étais môme, mais je savais que la plupart des habitants de la ville, si. Amma était la tireuse de cartes la plus respectée dans un rayon de cent cinquante kilomètres autour de Gatlin. Les baptistes, méthodistes et pentecôtistes qui pullulaient dans la région, bien que vivant dans la crainte de Dieu, ne résistaient pas à l’appel du tarot et à l’éventualité de changer le cours de leur destin. Ils croyaient en effet qu’une bonne cartomancienne était à même de réaliser ce genre de prodiges. Or, Amma était une puissance en la matière avec laquelle il fallait compter.

Parfois, je découvrais un talisman qu’elle avait fabriqué dans mon tiroir à chaussettes ou suspendu au-dessus de la porte du bureau de mon père. Je n’avais demandé qu’une seule fois à quoi ils servaient. Mon père se moquait d’Amma quand il en trouvait un, mais j’avais remarqué qu’il ne les enlevait pas. « On n’est jamais trop prudent. » Cette maxime visait sûrement Amma, avec laquelle une extrême circonspection s’imposait.

— Tu as entendu quelque chose à son sujet ? ai-je insisté.

— Gare à toi ! Un jour, tu vas faire un trou dans le ciel, et l’univers tombera dedans. On sera bien avancés, après ça.

Mon père est entré d’un pas traînant dans la cuisine, en pyjama. Il s’est versé un café avant de prendre dans le placard une boîte de céréales. Il n’avait pas encore enlevé ses bouchons d’oreille jaunes. Les céréales signifiaient qu’il s’apprêtait à entamer sa journée ; les bouchons d’oreille, qu’il ne l’avait pas encore entamée.

— Alors ? ai-je chuchoté en me penchant vers Amma.

S’emparant de mon assiette, elle l’a portée à l’évier. Elle a rincé des os qui semblaient avoir appartenu à un porc, ce qui m’a paru bizarre, puisque nous avions mangé du poulet.

— Ça ne te concerne pas, a-t-elle répondu en mettant ses os sur un plat. Mais j’aimerais comprendre pourquoi ça t’intéresse autant.

— Ça ne m’intéresse pas particulièrement, ai-je éludé. Je suis juste curieux.

— Tu sais ce qu’on dit de la curiosité.

Elle a planté une fourchette dans ma part de tarte au babeurre, m’a gratifié du Regard-Qui-Tue et s’en est allée. Même mon père a sursauté devant la porte qui battait. Il a retiré un de ses bouchons d’oreille.

— Comment ça s’est passé, au lycée ?

— Bien.

— Qu’as-tu fait à Amma ?

— J’étais en retard, ce matin.

Il m’a dévisagé, je l’ai dévisagé.

— N°2 ?

J’ai acquiescé.

— Bien taillé ?

— Taillé et retaillé.

J’ai poussé un soupir. Mon père a esquissé un sourire, ce qui était plutôt rare. J’en ai été soulagé, comme si j’avais accompli là un exploit.

— Sais-tu le nombre de fois où, enfant, je me suis retrouvé assis à cette table menacé par ce crayon ? a-t-il demandé.

Une question purement théorique. La table, ravinée, parsemée de taches de peinture, de colle et de feutre dues à tous les Wate qui m’avaient précédé était l’un des objets les plus anciens de la maison. À mon tour, j’ai souri. Mon père a pris son bol de céréales et a brandi sa cuiller vers moi. Amma l’avait élevé, une chose qui m’avait été rappelée chaque fois que, petit, l’envie m’avait pris de me montrer insolent avec elle.

— M.Y.R.I.A.D.E., a-t-il épelé en vidant son bol dans l’évier. P.L.É.T.H.O.R.E. Autrement dit, Ethan Wate, bien plus souvent que toi.

Sous la lumière du plafonnier, j’ai vu son demi-sourire se transformer en quart de sourire puis s’évanouir. Il avait une encore plus sale tête que d’habitude. Les ombres sur son visage étaient plus sombres, et les os saillaient sous sa peau. Son teint était verdâtre à force de confinement. Il avait un peu des allures de cadavre ambulant, et ce depuis des mois. Il était difficile de se rappeler qu’il était le même homme que celui qui était resté assis des heures avec moi sur la berge du lac Moultrie à manger des sandwiches à la salade de poulet et à m’apprendre comment lancer une ligne. « D’arrière en avant. Dix et deux. Dix et deux, comme les aiguilles d’une pendule. » Ces cinq derniers mois avaient été durs pour lui. Il avait vraiment aimé ma mère. Mais moi aussi.

Reprenant son café, il est reparti vers son bureau du même pas traînant. Il était temps d’affronter deux vérités. Et d’une, Macon Ravenwood n’était pas le seul reclus de Gatlin, même si, à mon avis, la ville n’était pas assez grande pour abriter deux Boo Radley. Toutefois, nous venions, mon père et moi, d’avoir une espèce de conversation, une première depuis longtemps. Et de deux, je n’avais pas envie qu’il s’en aille.

— Ton livre avance ? ai-je lancé.

Reste, parle-moi. Voilà ce que je voulais dire. Il a paru étonné, a haussé les épaules.

— Il avance, oui. Mais j’ai encore beaucoup de travail.

Un travail sur lequel il bloquait. Voilà ce que lui voulait dire.

— La nièce de Macon Ravenwood vient d’emménager ici.

Ma phrase a coïncidé avec l’instant où il remettait son bouchon d’oreille. Plus de synchronisation, comme d’habitude. Ce qui m’arrivait avec la plupart des gens, en ce moment, si j’y réfléchissais bien. Il a retiré son bouchon, a soupiré, a retiré le second.

— Quoi ?

Il se dirigeait toujours vers son antre. Le temps imparti à notre discussion s’écoulait.

— Macon Ravenwood. Que sais-tu de lui ?

— Ce que tout le monde sait, j’imagine. Un reclus qui n’a pas quitté Ravenwood Manor depuis des années. À ma connaissance, du moins.

Il a ouvert son bureau, en a franchi le seuil. Je ne l’ai pas suivi, me suis borné à rester devant l’encadrement de la porte. Je ne mettais jamais le pied dans cette pièce. Une fois, juste une seule, quand j’avais eu sept ans, mon père m’avait surpris à lire son roman en cours avant qu’il ait fini de le corriger. Le bureau était un endroit sombre et effrayant. Au-dessus du canapé victorien usé jusqu’à la trame, il y avait un tableau toujours recouvert d’un drap. J’avais appris à ne pas poser de question à ce sujet. Au-delà du divan, près de la fenêtre, trônait la table de travail en acajou chantourné, une autre des antiquités héritées avec la maison. Et des livres, des volumes reliés en cuir, si lourds qu’ils devaient être placés sur un énorme lutrin en bois quand ils étaient ouverts. Tels étaient les objets qui nous retenaient à Gatlin et à la terre des Wate, comme ils avaient retenu mes ancêtres durant plus d’un siècle.

J’avais découvert son manuscrit sur le bureau, dans un carton béant. Je tenais absolument à savoir ce qu’il contenait. Mon père écrivait des livres d’horreur gothiques guère destinés à un enfant de sept ans. À l’instar du Sud, tous les foyers de Gatlin étaient pleins de secrets, et le nôtre ne faisait pas exception, même à l’époque. Mon père m’avait trouvé roulé en boule sur le canapé, environné de pages éparpillées. Je ne savais pas encore comment couvrir mes traces, astuce que j’avais rapidement apprise par la suite. Je me souviens seulement qu’il s’était emporté, et que ma mère m’avait rejoint dans le jardin, où je pleurais sous le vieux magnolia. « Certaines choses sont privées, Ethan. Y compris pour les adultes. »

Seule la curiosité m’avait poussé, alors. Mon éternel problème. Aujourd’hui encore. Je voulais comprendre pourquoi mon père ne quittait jamais son bureau, pourquoi nous ne pouvions pas abandonner cette maison inutile sous le simple prétexte qu’un million de Wate y avaient vécu avant nous, surtout maintenant que ma mère était morte.

Pas ce soir, cependant. Ce soir, je voulais juste me rappeler les sandwiches à la salade de poulet, dix et deux, un temps où mon père avait mangé ses céréales dans la cuisine tout en rigolant avec moi. Je me suis endormi sur ces souvenirs.

 

Le lendemain, avant même que la cloche sonne, Lena Duchannes était sur toutes les lèvres. La veille au soir, entre deux tempêtes et deux coupures de courant, Loretta Snow et Eugenie Asher, les mères respectives de Savannah et d’Emily, avaient réussi à servir le dîner et à téléphoner à toute la ville ou presque afin d’informer les uns et les autres qu’une « parente » de ce Vieux Fou de Macon Ravenwood rôdait dans Gatlin au volant d’un corbillard, dont elles étaient certaines que Macon l’utilisait pour transporter des cadavres quand personne ne le regardait. À partir de là, les ragots avaient tourné au grand n’importe quoi.

Deux axiomes régissaient la vie, à Gatlin. Un, vous pouviez être différent, voire dérangé, du moment que vous sortiez de chez vous de temps à autre afin que la population sût que vous n’étiez pas un tueur. Deux, s’il y avait une histoire à raconter, vous pouviez être certain qu’il se trouverait toujours quelqu’un pour la colporter. Une fille fraîchement arrivée en ville, emménageant dans la Maison Hantée qui appartenait au reclus local, c’était une histoire, sans doute la meilleure à se mettre sous la dent depuis la mort de ma mère. Je ne comprends donc pas pourquoi j’ai été étonné quand tout le landernau s’est mis à parler d’elle – sauf les mecs, s’entend. Eux avaient d’autres priorités.

— Alors, Em, qu’est-ce qu’on a, cette année ? a demandé Link en claquant la porte de son casier.

— En comptant les candidates à un poste de cheerleader, ça semble faire quatre 8, trois 7 et une poignée de 4.

Emory ne prenait pas la peine de compter les nanas de troisième n’ayant pas atteint la note de 4. À mon tour, j’ai claqué la porte de mon casier.

— Tu parles d’un scoop, ai-je commenté. Ce sont les mêmes que celles que nous avons croisées au Dar-ee Keen samedi, non ?

En souriant, Emory a abattu son poing sur mon épaule.

— Sauf que, maintenant, elles sont dans la partie, Wate. Et j’ai envie de jouer.

Il a reluqué les représentantes du sexe féminin qui arpentaient le couloir. Pour l’essentiel, Emory causait plus qu’il n’agissait. L’année précédente, alors que nous étions nous-mêmes en troisième, il nous avait régalés de la liste des chouettes nanas de terminale qu’il allait ferrer, à présent qu’il avait réussi à intégrer l’équipe de basket junior de l’université. Mais si Em se berçait d’autant d’illusions que Link, il n’était pas aussi inoffensif. Il avait un mauvais fond, comme tous les Watkins.

— Ce sera comme de cueillir des pêches sur une vigne, a renchéri Shawn en secouant la tête.

— Les pêches poussent sur des pêchers, ai-je rétorqué, pas sur des vignes.

J’étais déjà agacé, peut-être parce que j’avais rencontré les gars au rayon presse du Stop & Steal avant les cours et qu’ils m’avaient imposé ce même sujet de conversation, tandis qu’Earl feuilletait différents numéros de ce qui constituait sa seule lecture – des magazines avec des filles en bikini allongées sur des capots de bagnole.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? s’est étonné Shawn, perdu.

J’ignore pourquoi je m’embêtais avec ça. Cette discussion était idiote, comme il était idiot que toute la bande se réunisse le mercredi matin avant d’aller au bahut. Au fil du temps, j’avais fini par avoir l’impression qu’on faisait l’appel. Quand vous jouiez dans l’équipe, on attendait que vous remplissiez quelques obligations. Vous déjeuniez ensemble à la cantine, vous alliez aux fêtes de Savannah Snow, vous invitiez une cheerleader au bal de Noël, vous passiez le dernier jour d’école au lac Moultrie. Il était possible d’échapper à tout le reste, à condition de participer à l’appel du mercredi. Malheureusement, cela m’était de plus en plus difficile, sans que je sache pourquoi.

Je n’avais toujours pas répondu à Shawn quand je l’ai vue.

D’ailleurs, quand bien même je ne l’aurais pas vue, j’aurais su qu’elle était là, car le couloir, d’ordinaire bondé d’élèves se ruant vers leur casier et se pressant pour ne pas être en retard à leur cours avant la seconde cloche, s’est vidé en l’espace de quelques secondes. La foule s’est écartée devant elle, comme devant une star de rock.

Ou devant une lépreuse.

Moi, je n’ai cependant découvert qu’une belle fille en longue robe grise, veste de sport blanche avec le mot Munich brodé dessus et Converse usées. Une fille qui avait autour du cou une grande chaîne en argent à laquelle pendaient tout un tas de colifichets – bague en plastique gagnée dans un distributeur à chewing-gum, épingle de sûreté, et plein d’autres bêtises du même genre que j’étais trop loin pour distinguer. Une fille qui paraissait complètement étrangère à Gatlin. Captivant.

La nièce de Macon Ravenwood. Quelle mouche me piquait ?

Quand elle a coincé une boucle brune derrière son oreille, les néons ont fait luire son vernis à ongles noir. Ses mains étaient couvertes d’encre sombre, à croire qu’elle avait écrit dessus. Elle avançait comme si nous n’avions pas existé. Elle possédait les yeux les plus verts du monde, d’une teinte si soutenue qu’elle aurait pu être considérée comme une nouvelle couleur.

— Pour être chouette, elle est chouette, a commenté Billy.

J’ai deviné ce qui lui traversait l’esprit. Le sien et celui de tous les autres. Pendant une seconde, ils ont envisagé de larguer leurs copines pour tenter leur chance. Rien qu’une seconde, elle a été une éventualité. Après l’avoir matée de la tête aux pieds, Earl a brutalement refermé son casier.

— Sauf qu’elle est trop zarbi, a-t-il dit.

Sa façon de l’exprimer, ou plutôt ce qui l’avait poussé à l’exprimer ainsi, m’a alerté. Lena était étrange parce qu’elle n’était pas d’ici, parce qu’elle ne se battait pas pour devenir cheerleader, parce qu’elle ne lui avait pas accordé un second regard – ni un premier, au demeurant. N’importe quel autre jour, j’aurais ignoré Earl, j’aurais fermé mon clapet. Malheureusement, aujourd’hui, je n’avais pas envie de la boucler.

— Alors, comme ça, elle est forcément bizarre, hein ? Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas d’uniforme, qu’elle n’est pas blonde, qu’elle ne porte pas une jupe courte ?

Il n’était pas difficile de lire dans les pensées d’Earl. Alors que j’étais censé le soutenir, je me dérobais devant notre accord tacite.

— Parce que c’est une Ravenwood, a-t-il lâché.

Le message était clair. Attirante, mais n’y songez même pas, les gars. Elle avait cessé d’être une éventualité, pourtant, tous continuaient à la reluquer sans se gêner. Le couloir et ceux qui s’y trouvaient étaient rivés sur elle comme sur une biche dans une ligne de mire.

Elle a poursuivi son chemin dans un cliquetis de collier.

Un peu plus tard, je me suis retrouvé planté sur le seuil de mon cours de littérature. Elle était là. Lena Duchannes. La nouvelle qu’on appellerait encore ainsi dans cinquante ans pour peu qu’on ne continue pas à lui donner du « nièce de ce Vieux Fou de Ravenwood ». Elle tendait une feuille rose à la mère English, qui louchait dessus.

— Ils se sont trompés dans mon emploi du temps, était-elle en train d’expliquer. Je n’avais pas littérature. À la place, j’avais deux fois histoire des États-Unis, que j’ai déjà étudiée dans mon ancien lycée.

Sa voix était agacée, et j’ai étouffé un sourire. Elle n’avait jamais eu histoire des États-Unis. Pas comme l’enseignait Lee, du moins.

— Je comprends. Bon, trouvez-vous une place.

English lui a donné un exemplaire de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur qui paraissait neuf, comme jamais ouvert, ce qui était sûrement le cas puisqu’il existait un film. Levant la tête, la nouvelle m’a surpris qui la regardais. J’ai détourné les yeux avec un temps de retard. J’ai essayé de ne pas sourire, mais j’étais trop gêné, si bien que j’ai souri encore plus. Elle n’a pas paru s’en formaliser.

— Inutile, a-t-elle dit à la prof, j’ai le mien.

Elle a tiré un volume de son sac, un grand format à couverture rigide sur laquelle un arbre était gravé à l’eau-forte. Il semblait très ancien, usé, comme si elle l’avait lu à plusieurs reprises.

— C’est l’un de mes romans préférés.

Elle a sorti ça tout simplement, l’air de ne pas se rendre compte à quel point sa réflexion était étrange. Pour le coup, je l’ai carrément dévisagée.

Dans mon dos, j’ai senti la présence soudaine d’un rouleau compresseur, et Emily s’est engouffrée dans la salle comme si je n’avais pas été là, sa façon bien personnelle de me saluer en s’attendant à ce que je la suive jusqu’au fond de la pièce, où la bande était déjà assise.

La nouvelle a choisi une chaise vide au premier rang, le no man’s land situé juste sous le bureau d’English. Grave erreur. Tous les élèves savaient que c’était un endroit à éviter. La mère English avait un œil de verre et une très mauvaise audition héritée d’une enfance passée dans la famille possédant le seul champ de tir du comté. Elle ne vous voyait pas – ne vous interrogeait donc pas – à moins que vous ne soyez installé juste en face d’elle. Lena allait devoir répondre aux questions pour toute la classe.

L’air amusé, Emily a gagné sa place. Au passage, elle a fait exprès de renverser par terre le sac de Lena, dont les livres et cahiers se sont répandus dans l’allée.

— Oh ! a lâché Emily en se baissant pour ramasser un calepin à spirale défraîchi qui était sur le point de perdre sa couverture. Tu t’appelles Lena Duchannes ? a-t-elle repris en tenant l’objet comme s’il s’agissait d’une souris morte. Je croyais que tu étais une Ravenwood.

Lentement, Lena a levé les yeux.

— Tu me rends mon carnet ?

Faisant celle qui n’avait pas entendu, Emily a feuilleté ce dernier.

— C’est ton journal ? Tu écris ? C’est formidable !

— S’il te plaît, a insisté Lena en tendant la main.

Refermant le cahier, Emily l’a brandi hors de sa portée.

— Tu me le prêtes juste cinq minutes ? J’adorerais te lire.

— Tu me le rends maintenant.

Lena s’est levée. Les choses promettaient de devenir intéressantes. La nièce de ce Vieux Fou de Ravenwood s’apprêtait à se jeter dans une chausse-trape dont elle ne sortirait pas. Emily était rancunière comme personne.

— Il faudrait d’abord que tu saches lire, Emily, suis-je intervenu en lui arrachant l’objet pour le donner à Lena.

Aussitôt après, je me suis assis à côté de cette dernière, au beau milieu du no man’s land. Du côté de l’œil valide. Emily m’a contemplé avec stupeur. J’ignore pourquoi j’ai agi ainsi. J’étais aussi choqué qu’elle. La cloche a retenti avant qu’elle ait eu le temps d’exprimer quoi que ce soit. Pour autant, ça ne changeait rien à ma situation. Je paierais pour mon audace, j’en étais conscient. Sans nous prêter attention, Lena a ouvert son cahier.

— Au travail ! a lancé English depuis son bureau.

Emily est allée s’affaler à sa place habituelle, au fond, suffisamment loin pour ne pas avoir à répondre à d’éventuelles questions durant toute l’année et, aujourd’hui, suffisamment loin de la nièce de ce Vieux Fou de Ravenwood. Et de moi. Ce qui a été libérateur, en fin de compte, même si j’ai été obligé d’analyser les rapports entre Jem et Scout pendant cinquante minutes, alors que je n’avais pas lu le chapitre au programme ce jour-là.

À la fin du cours, je me suis tourné vers Lena. Non que j’aie idée de ce que j’allais lui dire. J’espérais peut-être qu’elle me remercierait. Elle n’a pas moufté, cependant, et elle a remballé ses affaires.

156. Ce n’était pas un mot, qu’elle avait écrit sur le dos de sa main. C’était un nombre.

 

Lena Duchannes ne m’a pas reparlé. Ni ce jour-là, ni de la semaine. Ce qui ne m’a pas empêché de penser à elle ou de la voir pratiquement partout où je m’efforçais de ne pas regarder. Ce n’était pas seulement elle qui me préoccupait. Pas vraiment. Ce n’était ni son apparence – jolie, bien qu’elle porte toujours les mauvais vêtements et ces baskets dépenaillées –, ni ce qu’elle disait en classe – en général, une chose à laquelle personne d’autre n’aurait songé ou, dans le cas contraire, que personne n’aurait osé lui formuler –, ni qu’elle différait tellement des autres nanas de Jackson. Tout cela était évident.

Non. C’était qu’elle m’avait fait comprendre à quel point je ressemblais à mes pairs, même si j’aimais prétendre que ce n’était pas le cas.

 

Il avait plu toute la journée, et j’étais en cours de poterie, alias AACS, « A à coup sûr », puisque la note ne dépendait que des efforts fournis, non des résultats obtenus. Je m’y étais inscrit au printemps précédent, car je devais avoir suivi un cursus artistique pour compléter mon dossier scolaire. Or, je tenais farouchement à rester à l’écart de la fanfare, laquelle répétait bruyamment au rez-de-chaussée, dirigée par Mlle Spider, à la maigreur terrifiante et à l’enthousiasme débordant. Savannah était assise à côté de moi. J’étais le seul mec de la classe et, en bon mec, je n’avais pas la moindre notion de ce que j’étais censé accomplir.

— Aujourd’hui, a annoncé Mme Abernathy, nous allons nous consacrer à des expériences. Je ne vous jugerai pas là-dessus. Sentez l’argile, libérez votre esprit, et oubliez la musique.

Elle a grimacé tandis que l’orchestre massacrait allègrement un air ressemblant à Dixie[5].

— Plongez les mains dans la glaise, cherchez votre âme.

Déclenchant le tour, j’ai contemplé l’argile qui se mettait à virevolter. J’ai soupiré. Ce cours était presque aussi pénible que la fanfare. Le silence est tombé sur la salle, rompu par le bourdonnement des tours qui supplantait les murmures au fond de la pièce. En bas, le tintamarre a changé. Un violon, ou un instrument plus gros, un alto peut-être, a soudain retenti. Une mélodie magnifique et triste à la fois. Dérangeante. Il y avait dans cette voix déchirante plus de talent que Mlle Spider avait jamais eu le plaisir d’en diriger. J’ai regardé autour de moi – personne ne semblait avoir remarqué la musique. Alors qu’elle s’infiltrait sous ma peau.

J’ai tout à coup identifié l’air. Aussitôt après, les paroles ont résonné dans ma tête, aussi nettes que si je les avais écoutées sur mon iPod. Elles s’étaient modifiées, cependant.

 

Seize lunes, seize années,

La foudre qui t’assourdit,

Seize lieues qu’elle franchit,

Seize peurs sont recherchées…

 

Sur le tour, la glaise est devenue floue. Plus je me concentrais dessus, plus la salle de classe s’est dissoute alentour, jusqu’à ce que le tas de boue semble faire tournoyer la pièce, la table, ma chaise. Comme si tout, moi compris, avait été entraîné dans ce tourbillon de mouvement perpétuel calé sur le rythme des notes qui montaient du rez-de-chaussée. Les murs s’effaçaient. Lentement, j’ai tendu la main et effleuré l’argile.

Il y a eu un éclair, la salle s’est transmutée en une nouvelle image…

Je tombais.

Nous tombions.

Le rêve. Sa main, la mienne s’en emparant, mes doigts agrippant sa peau, son poignet, dans un effort désespéré pour la retenir. Mais elle m’échappait, je le devinais, elle lâchait prise.

Tiens bon !

Je voulais l’aider, la garder, plus que je n’avais jamais voulu quoi que ce soit. Alors, elle a glissé…

 

— Ethan ? Que faites-vous ?

Mme Abernathy paraissait inquiète.

Ouvrant les paupières, j’ai essayé de me concentrer, de revenir dans le réel. Les rêves étaient apparus à la mort de ma mère, mais c’était la première fois que j’en faisais un en plein jour. J’ai étudié ma main grise d’argile en train de sécher. Sur le tour, le tas portait l’empreinte parfaite d’une paume, comme si je venais d’écraser ma création. Je l’ai étudiée plus attentivement. Ce n’était pas la mienne, elle était trop petite. Féminine.

La sienne.

J’ai examiné mes ongles. Ils étaient salis de la boue qui s’y était incrustée quand j’avais agrippé son poignet.

— Vous pourriez au moins essayer de fabriquer quelque chose, m’a reproché la prof.

Elle a posé sa main sur mon épaule, j’ai sursauté. Dehors, l’orage a grondé.

— Madame Abernathy, je crois bien que l’âme d’Ethan communique avec lui, est intervenue Savannah, hilare. À mon avis, elle te conseille une manucure, Ethan.

Autour de nous, les filles se sont mises à rire. Du poing, j’ai écrabouillé l’empreinte, la réduisant à un monceau grisâtre indistinct. La cloche a sonné, et je me suis levé en essuyant mes mains sur mon jean. Attrapant mon sac, j’ai filé dans le couloir. Mes baskets montantes mouillées ont dérapé quand j’ai tourné, et j’ai manqué de trébucher sur mes lacets défaits quand j’ai dévalé les deux volées d’escalier qui me séparaient de la salle de musique. Il fallait absolument que je vérifie si j’avais imaginé la scène.

J’ai poussé la double porte à deux mains. La scène était vide, et les élèves quittaient les lieux. J’ai remonté le courant, à l’inverse de tout le monde. J’ai aspiré profondément, sachant déjà quelle odeur je humerais avant de la sentir.

Citrons et romarin.

Mlle Spider rassemblait les partitions éparpillées sur les chaises pliantes dont elle se servait pour le triste orchestre de Jackson. Je me suis approché.

— Excusez-moi, mademoiselle, qui a joué ce… cet air merveilleux ?

Elle m’a souri.

— Une musicienne hors pair a rejoint les cordes. Un alto. Elle vient d’emménager en ville…

Non. Impossible. Pas elle.

Tournant les talons, je me suis enfui avant que Mlle Spider ne prononce son nom.

 

À la fin des cours, Link m’attendait devant les vestiaires. Il a passé la main dans ses cheveux hérissés et a rajusté son tee-shirt passé de Black Sabbath.

— J’ai besoin de tes clés, mec, ai-je lancé.

— Et l’entraînement ?

— Pas aujourd’hui. Une urgence.

— Mais qu’est-ce que tu délires ?

— Tes clés, s’il te plaît.

Je devais filer d’ici. Je faisais le rêve, j’entendais la chanson et, en quelque sorte, je perdais conscience en pleine classe. Si j’ignorais ce qui m’arrivait, j’étais sûr que ça n’augurait rien de bon.

Ma mère eût-elle été encore en vie, je me serais sans doute confié à elle. Elle était quelqu’un à qui je pouvais tout dire. Mais elle était morte, mon père se terrait dans son antre, et Amma risquait de saupoudrer ma chambre de sel durant un mois entier si je lui racontais mes drôles d’expériences.

J’étais seul.

— L’entraîneur va te tuer, m’a prévenu Link en me tendant son trousseau.

— Je sais.

— Et Amma finira par l’apprendre.

— Je sais.

— Tu peux parier qu’elle te bottera le cul jusqu’aux limites du comté.

Sa main a vacillé, j’ai attrapé les clés et j’ai décampé.

— Ne fais pas l’idiot.

Trop tard.

16 Lunes
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